La dépression chez l'enfant et l’adolescent

Jean-Baptiste : Docteur Ph-X. KHALIL, vous êtes médecin psychiatre, diplômé de la faculté de Médecine de Marseille puis vous avez exercé très longtemps à La Timone, Hôpital Universitaire de Marseille. 

Docteur Philippe KHALIL : Je suis né à Marseille, cette grande ville du commerce portuaire fondée par les Grecs 600 avant J-C. et j’ai effectué mon parcours scolaire puis universitaire à la faculté de Médecine de Marseille. 

J-B : Aujourd’hui, vous exercez au Centre Hospitalier Joseph-Imbert du pays d’Arles et vous êtes un spécialiste de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, parce qu’on peut avoir cette spécialisation sur l’enfance et l’adolescence ?

Dr Ph-K : En effet, notre spécialité orientée dans le vaste domaine de la santé mentale s’est partagée en trois champs distincts qui correspondent aux étapes successives de la vie. La pédopsychiatrie est la branche de la psychiatrie consacrée aux enfants et adolescents qui précèdent l’âge adulte, cette période infanto-juvénile laisse ensuite la place à la psychiatrie du monde des adultes tandis que la psychogériatrie définit le champ d’étude et la discipline qui se concentre sur le sujet âgé atteint de troubles psychiques ou psychologiques.

J-B : Aujourd’hui, vous allez nous parler des carences affectives. C’est une expression qu’on entend souvent dans la presse grand public alors qu’on n’a pas spécialement de connaissance dans votre domaine. Comme beaucoup de monde, dans « carence affective », moi j’entends « manque d’amour » est ce que ce serait une bonne définition ?

Dr Ph-K : Oui en quelque sorte. Les carences affectives de la petite enfance correspondent à une absence de soins maternels ou paternels consécutive à l’absence d’une ou plusieurs figures d’attachement ou d’une conduite de rejet larvé voire d’indifférence. Cette relation duelle, symbiotique du premier âge, entre la maman et son enfant peut être altérée et entraîner irrémédiablement des retards de développement. 

J-B : On parle donc d’une relation « maman-enfant ». 

Dr Ph-K : Dès la naissance de l’enfant, le premier objet d’amour, c’est la maman. C’est ce lien très fort entre le bébé et sa maman qui va permettre au bébé de se développer, à la fois sur le plan psychologique et physique. La prise en considération des conséquences proches et lointaines qu’entraîne la séparation d’un jeune enfant de sa mère est devenue un des rôles privilégiés de la psychiatrie infantile au cœur des stratégies de soins.

J-B : Vous parlez de très tôt c’est à dire dès qu’un enfant sort du ventre de sa mère, dès sa naissance donc, il peut déjà souffrir de carences affectives ?

Dr Ph-K : Cela commence dès la naissance. Le premier contact avec la maman est primordial. Les nombreux travaux sur les effets de la carence de soins maternels ont contribué à faire évoluer la conception des modes de garde de l’enfant, mais aussi à approfondir l’originalité propre de la relation mère-enfant et à lui donner de nouvelles orientations théoriques.

J-B : On dit que l’enfant reconnaît la voix de sa mère même quand il est dans son ventre !?

Dr Ph-K : La grossesse est l’expérience du lien le plus intime qui soit entre la mère et l’enfant. La future mère va constituer avec son fœtus un lien d’influence et de dépendance réciproques. Un lien affectif permanent qui dépasse la sensorialité s’installe pendant la grossesse entre la mère et son enfant.

J-B : Alors jusqu’à quand peut-on parler de carence affective ? Si la carence affective peut apparaître, à quel moment, y a-t-il des périodes de la vie où il faut que la mère soit encore plus présente ? Et si elle n’est pas présente à ce moment-là, y a-t-il une cassure ?

Dr Ph-K : Plusieurs notions distinctes caractérisent les carences affectives. La notion de carence quantitative par insuffisance d’interactions mère-enfant non compensée, la notion de carence affective qualitative ou carence par distorsion et la notion de carence par discontinuité des interactions (expérience de séparations précoces répétées). 

Les carences affectives peuvent être extrafamiliales (séjours provisoires ou mode de placement en institution) ou intrafamiliales (scènes de frustration à domicile). La situation de séparation avec la mère et la famille toute entière, parfois de son environnement matériel, entraîne des réactions pouvant aller à court terme jusqu’à la détresse aiguë due à la rupture d’un lien antérieur.

Les travaux de Jérôme S. Bruner (1983) et Daniel STERN (1985) ont bien montré combien les stratégies de communication qui s’organisent dès la naissance entre une mère et son bébé constituent le canal des apprentissages affectifs et sociaux, la base de l’émergence du langage. 

J-B : Alors on parle donc du premier âge mais après ça, vous qui êtes spécialiste de l’enfance et de l’adolescence, l’enfant peut être privé d’amour, d’affection pendant toute sa construction et ça provoque des cassures ?

Dr Ph-K : Lorsque ces échanges mère-enfant sont limités ou distordus, une carence fondamentale s’instaure, qui va toucher le développement émotionnel et cognitif de l’enfant. Ces cassures psychologiques, affectives, vont être dommageables. 

L’expressivité des troubles est protéiforme, en lien avec de multiples facteurs : les caractéristiques propres de l’enfant, son âge, l’intensité de la carence, sa durée, son mode, la qualité de la relation avant l’installation de la carence et sa qualité après l’expérience de la carence. 

Leur expression somatique peut être variable : anorexie, boulimie, troubles du sommeil, sensibilité aux infections ORL et possibles retards staturaux. Anomalies du développement des grandes fonctions instrumentales (motricité, intelligence, langage, retard donnant un aspect d’allure déficitaire). Anomalies du développement affectifs et relationnel, peu d’intérêt de la part de l’enfant (apathie, repli sur soi, inertie, absence de jeu).

J-B : Donc s’ils ont manqué de cette affection pendant la phase de construction, jusqu’à quand il faut qu’il soit entouré de cette affection de la mère ?

Dr Ph-K : Les répercutions en matière de carences affectives laissent une empreinte délétère à tous les âges de l’enfance. Selon l’ampleur des carences sanitaires, éducatives et sociales, au sein desquelles se développent les enfants, une hospitalisation ou une mesure de placement familial peut être demandée. Certains privilégient un maintien de l’enfant dans sa famille (coûte que coûte, conscients des risques que comportent les hospitalisations itératives) et tentent d’y améliorer les conditions de vie.

J-B : C’est pour ça qu’on a développé des lieux d’accueil pour la mère, pour qu’elle ne soit pas trop loin de son enfant ? C’est justement pour lutter contre ces carences-là ?

Dr Ph-K : De petites unités mère-enfant ont été créé où la maman est hospitalisée avec son enfant, justement pour ne pas couper ce lien avec l’enfant.

J-B : Vous avez expliqué qu’un enfant a souffert de carences affectives à la suite d’une cassure, va-t-il la traîner comme un fardeau toute sa vie ?

Dr Ph-K : Lors des expériences de séparations précoces et répétées, l’habitude des séparations heureuses permet d’atténuer les dommages d’une séparation triste. L’évolution clinique dépend de l’âge de l’enfant au moment de la séparation et la durée de celle-ci : moins le nourrisson est avancé dans sa première année de vie au moment où s’arrête la carence et plus le développement postérieur sera de bon pronostic (normalisé). 

J-B : Donc ça reste enfoui et puis un jour, lors d’une grande émotion ou d’une autre séparation, ça resurgit ? 

Dr Ph-K : La séparation mère-enfant après un lien affectif stable bien établi renvoie à la problématique de la perte d’objet. Pour John BOWLBY (1969), la frustration provoquée par la non satisfaction du besoin primaire d’attachement expliquerait la réaction de colère, puis l’hostilité envers la figure frustrante.

J-B : Vous qui êtes soignant, comment vous faites pour essayer de « gommer » les effets, de « réparer » lorsqu’on a souffert de carences affectives ? Parce qu’on ne va pas traîner ça toute sa vie ?

Dr Ph-K : Selon Margaret MEAD (1962), le partage du soin des enfants entre plusieurs personnes permettrait d’assurer une plus grande continuité et une moindre sensibilité au traumatisme que peut constituer la perte d’une mère. Cependant, la nécessité d’une figure maternelle principale ne doit faire l’objet d’aucune contestation, même si l’attachement doit être tempéré par l’investissement d’autres personnes dont l’enfant est l’objet de soins et d’intérêt, et plus particulièrement le père. On travaille énormément avec les parents, le principe d’une triangulation thérapeutique est essentiel : parents, enfants et soignants… on travaille ensemble.

J-B : Mais ça ne marche que si l’enfant est jeune ? Quelqu’un qui a une quarantaine d’années, qui souffre et qui se rend compte qu’il a subi des carences affectives, c’est un peu plus compliqué d’aller chercher le père, la mère des années après… Comment faites-vous ?

Dr Ph-K : L’accompagnement psychothérapeutique sur un mode analytique va être opérant sur les traits de personnalité anxieuse-évitante ou abandonnique.

J-B : On a parlé du soignant, on a parlé de de l’enfant ou de l’adolescent malade… j’ai envie de parler aussi du parent. Certains peuvent être atteints de maladies psychologiques et/ou psychiatriques donc c’est peut-être la raison pour laquelle ils ont fait subir cette carence à leurs enfants mais est-ce qu’il est possible de faire subir ces carences affectives sans s’en rendre compte ? Par exemple, une exécutive woman qui travaille, qui parcourt le monde et qui en oublie son enfant, bien sûr sans s’en rendre compte, c’est possible ça ?

Dr Ph-K : La répétition de séparations plus ou moins brèves du nourrisson ou du jeune enfant avec sa mère ou son substitut conduit à une carence précoce prolongée plus ou moins sévère. Lorsque la mère est défaillante, les échanges mère-enfant sont dévitalisés et l’accordage affectif n’existe plus ; si la dépression mélancolique de la mère est facilement repérable, il en est autrement de la dépression masquée. Les mères psychotiques engendrent également beaucoup de désarroi à leur enfant : celui-ci utilisera tous les moyens dont il dispose et notamment son corps pour manifester sa souffrance psychique. Quatre tableaux principaux vont alors s’exprimer : une atonie thymique (indifférence, sans plainte ni larmes), une inertie motrice (lenteur monotone des gestes et attitudes), un repli interactif (appauvrissement progressif de la communication) et enfin, une désorganisation psychosomatique.

J-B : Dernière petite question : on ne parle que de la mère depuis tout à l’heure mais ça veut dire que si je vous suis, qu’un enfant qui n’est pas élevé par une mère ou qui a perdu sa maman va forcément souffrir de carence affective ou est-ce qu’il peut se reporter sur un autre référent adulte ?

Dr Ph-K : A l’instar des carences maternelles, Serge LEBOVICI et Michel SOULÉ ont proposé de distinguer les insuffisances d’interactions père-enfant et les distorsions. Les interactions directes père-enfant participent à l’identité sexuée du jeune enfant : la fonction paternelle promeut indirectement la triangulation et participe au désengagement de l’enfant dans sa relation duelle avec sa mère. Les répercussions de l’absence du père seraient plus importantes avant l’âge de quatre-cinq ans : manque d’intérêt pour les apprentissages scolaires, évolution vers la délinquance.

J-B : Si je comprends bien, le plus important c’est le premier âge. C’est vraiment là où tout se dessine et après c’est sur le temps de l’enfance et de l’adolescence qu’il va falloir accompagner ?

Dr Ph-K : Il y a aussi les enfants résilients, qui malgré des trajectoires familiales un petit peu chaotiques, vont pouvoir « surnager » et surmonter leur handicap carentiel.

J-B : C’est qu’il n’y a pas un éventuel déterminisme ?

Dr Ph-K : La question est compliquée ! 

J-B : D’accord, je vous remercie beaucoup Docteur Philippe KHALIL pour cette explication.

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